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La Lettre de Jim Womack en version française
Avec l'accord du Lean Enterprise Institute, nous vous proposons régulièrement la traduction en Français de la lettre de Jim Womack. Toute reproduction publique, même partielle, de cette traduction est soumise à autorisation. Les lettres archivées sont accessibles en bas de page.
Une Belle Bulle de Mega-Mura (13 novembre 2008)
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J'ai commencé à écrire ma lettre électronique mensuelle en octobre 2001 pour répondre aux inquiétudes de la Communauté Lean alors que l'économie mondiale glissait dans la récession. De ce fait, ce mois marque la fin d'un cycle complet de sept ans – éclatement de bulle, forte croissance, et éclatement de bulle – au moment où le monde entre dans une nouvelle récession.
Pendant que Dan Jones et moi écrivions Système Lean en 1996, nous étions convaincus que la diffusion des principes de la production Lean atténuerait l’amplitude des cycles économiques. Les économistes ont longtemps pensé qu'au moins la moitié de l’amplitude d’une récession était due au fait que les entreprises réduisent leurs stocks et retardent d’autant leurs achats auprès de leurs fournisseurs. Puisque les entreprises Lean ont des niveaux de stock de matières premières, d’en-cours et de produits finis réduits par rapport à leurs volumes de ventes, nous pensions que l'adoption d’une gestion Lean des stocks aurait un effet d’atténuation de la récession sur l'économie entière. Et peut-être avions-nous raison… La récession de 2001 fut modeste comparée à la précédente, celle en 1991. Si nous avons vraiment raison, peut-être la récession actuelle sera-t-elle moins dure que nous ne le craignons maintenant.
Quoi qu’il en soit, nous faisons maintenant face à une récession majeure. Je compare ces événements à une forme de Mura (variation), et donc à un « méga-Mura » affectant l'économie entière. En revanche, l'aspect du Mura sur lequel s’est principalement concentrée l’attention des acteurs du Lean est une variation interne au sein de l’organisation qui n'est pas due aux changements à long terme de la demande des clients de l’entreprise. Appelons ceci le « mini-Mura ».
Le Mura interne à l'entreprise inclut la variation quotidienne de la demande client tant qu’elle ne s’inscrit pas dans une tendance à long terme. Il inclut également les variations dans les commandes et les variations de la performance opérationnelle qui se propagent vers l’amont d’un flux de valeur – via les équipements de production et les fournisseurs – et qui sont provoquées par la dynamique interne du processus. Ces variations sont la norme dans les systèmes de production modernes qui conduisent aux actions « pompiers » et au Muri (sureffectifs et capacités excédentaires). Toyota a appris il y a bien des années à traiter ce type de Mura en créant une stabilité de base dans les processus et en introduisant le Heijunka. Ce dernier comprend le lissage volontaire du besoin client à court terme à un certain point (de cadencement) du flux de valeur combiné à l’envoi régulier de commandes en flux tendus vers l’amont de ce point.
Le méga-Mura, par contraste, concerne des variations importantes et prolongées de la demande totale des clients dans l’ensemble de l'économie. Malheureusement, un boom de la demande -- causé dans le cas d’espèce par la forte montée des prix de l’immobilier alimentée par des taux d'intérêt très bas et un relâchement des conditions d’octroi du crédit -- mène toujours à l’éclatement de la bulle. La partie tragique de ces épisodes -- qui sont aussi vieux que l’économie de marché -- est qu'ils ne sont presque jamais dus à un changement fondamental des désirs des consommateurs. Il n’y a pas eu, depuis 2001, des dizaines de millions d’Américains et d’Européens de plus qui ont soudainement souhaité devenir propriétaires ou acheter une plus grande maison. Il est plus vraisemblable que la grande majorité avait ce désir mais que les ressources leur manquaient pour les réaliser. Bien plutôt, la bulle a été provoquée par la manipulation du système financier -- par du crédit bon marché, des normes de prêt relâchées, et des mécanismes sophistiqués pour répartir les risques des prêteurs -- pour gonfler les prix du marché immobilier dans l’intérêt court-terme de ceux maniaient la pompe à bulle.
L’antidote dont nous avons réellement besoin est un Heijunka macro-économique (un « méga-Heijunka » ?) par lequel les gouvernements stimuleraient une croissance régulière et modérée sans boom ni bulle. Et des politiques -- fiscales et monétaires -- de stabilisation de l'économie dans ce but sont la norme pour tous les gouvernements modernes.
Nous avons malheureusement appris qu’une croissance stable est difficile à maintenir en tant que réalité politique. La tentation de faire de gros profits à court terme grâce à des tours de passe-passe financiers est très forte. Et les régulateurs, comme des généraux se préparant à la guerre précédente, mettent toujours des mécanismes en place pour empêcher la crise précédente, jamais la prochaine. A mon sens, les gens qui ont inventés les mécanismes du Credit Default Swaps (CDS), des Collateralized Debt Obligations (CDO), et –- mon préféré -- des Synthesized Collateralized Debt Obligations qui ont alimenté la récente bulle, sont en ce moment sur leurs yachts, quelque part sous les tropiques, en train de rêver à la prochaine bulle lucrative. Et je ne parierais pas contre leurs succès futurs.
Heureusement, les récessions qui suivent les bulles peuvent être un bon moyen d’aiguillonner les transformations Lean, la nécessité étant mère de l’invention. Toyota n’a décidé d’embrasser largement le Lean qu’après avoir été amenée au bord de la faillite par l’effondrement de l'économie japonaise en 1950. Et en 1990-91, les sociétés LanTech (chapitre 6 dans le livre Système Lean) et Wiremold (chapitre 7) ont choisi de devenir Lean alors que l'économie s'effondrait. Une « crise créatrice » a été proposée à des dirigeants prêts à saisir une opportunité et ils en ont tiré le meilleur parti. Ainsi la récession actuelle amènera peut-être du bien en faisant émerger de nouvelles entreprises Lean.
Cependant, pendant que le mouvement Lean mûrit et que de plus en plus de sociétés adhèrent aux principes de l'entreprise Lean, un problème différent se présente. Une entreprise Lean est à la base un groupe de personnes (y compris les clients en aval et les fournisseurs en amont) qui ont appris ensemble comment prendre des initiatives pour se débarrasser des Muda, (mini) Mura, et Muri tout en résolvant ensemble des problèmes communs quand ils apparaissent. C'est cet ensemble de savoir-faire, davantage que des techniques Lean spécifiques, qui font l'efficacité remarquable de ces organisations.
Le problème d’une récession est qu'elle lance un défi aux entreprises Lean alors qu'elles essayent de protéger leurs employés entrainés à la résolution des problèmes. Elle les challenge également alors qu'elles essayent de défendre les relations construites dans le temps autour de la résolution des problèmes avec leurs clients en aval et leurs fournisseurs en amont. La tentation, dans n'importe quelle crise, est naturellement de revenir à l'optimisation ponctuelle du chacun (individu et entreprise) pour soi.
Ainsi, comment une entreprise Lean va-t-elle se protéger, elle-même et son personnel, contre le méga-Mura qui est susceptible d'être toujours avec nous ? Voici une courte liste d'idées :
- Repensez la politique de recrutement pour créer un pool de CDD qui pourront être un amortisseur dans les situations de baisse dramatique d’activité (uniquement lorsque la survie de l’entreprise impose des réductions d’effectifs). Convertissez graduellement certains de ces CDD en employés permanents -– ceux qui pourront être protégés au travers de pratiquement n'importe quelle diminution imaginable -– au fur et à mesure qu'ils démontrent leur capacité à intégrer les méthodes de résolution des problèmes de l'organisation et qu'ils prouvent leur engagement envers l'entreprise. A défaut d’avoir mis en place cette politique, le licenciement se fait de manière aléatoire, souvent en commençant par les employés les mieux payés et avec le plus d'ancienneté. Cette approche fait passer le message que la fidélité ne compte pas et gaspille des compétences d'équipe inestimables.
- Créez des bonus basés sur la profitabilité pour tous les employés de l’entreprise, ce qui permettra d’ajuster les salaires en fonction du cycle économique et de protéger les principaux employés des licenciements. La plupart des sociétés ont encore des systèmes de bonification de type tout ou rien pour tous les employés -- à l’exception des plans de bonus pour les cadres dirigeants. Ceci ne donne aucune flexibilité dans les phases de récession, ce qui signifie que la rémunération est constante pour ceux qui restent et nulle pour ceux qui doivent partir. Avec une rémunération variable il est plus probable que chacun puisse rester.
- Au fur et à mesure que la transformation Lean progresse, convertissez les stocks et en-cours physiques en cash mais gardez une réserve de liquidités pour protéger l’entreprise durant la partie basse des cycles. Du point de vue de l’approche financière moderne, ceci semble sous-optimal. Tout le cash libéré ne devrait-il pas être mis agressivement à travailler sur les marchés financiers ? Mais dans la crise actuelle, les sociétés ayant des réserves stables de liquidités peuvent maintenir leurs nouveaux programmes dans les délais et se porteront en tête lors de la reprise alors que leurs concurrents qui retardent ou annulent leurs nouveaux projets seront distancés.
J’admets que ces actions sont bien plus efficaces si elles sont conduites bien avant l’éclatement de la bulle. Que doivent faire les entreprises qui ont démarré plus récemment leur démarche Lean sans avoir pu mettre en ½uvre de telles mesures avant le début de la crise actuelle ?
- Reprenez du travail aux fournisseurs qui ne seront pas au c½ur du groupe d'approvisionnement de votre projet Lean. Ceci peut protéger des emplois au sein de votre entreprise et augmenter le niveau de compréhension de ce qui est nécessaire au niveau du panel de fournisseurs. Et ceci n'a pas à perturber les relations avec les fournisseurs restants s'il est clair que l’entreprise travaillera de manière continue à l'avenir avec ce plus petit nombre des fournisseurs parmi les plus doués.
- Analysez chaque produit pour vous demander comment il peut être proposé plus efficacement. Par exemple, au Lean Entreprise Institute, nous nous posons des questions difficiles sur le e-Learning et les autres méthodes qui fournissent une formation de manière plus efficiente.
- Regardez chaque produit et son flux de valeur pour voir comment il peut être proposé plus efficacement en éliminant les gaspillages et les dépenses inutiles. L'espoir, naturellement, est que l'élimination soigneuse des gaspillages puisse permettre des baisses de prix pour les clients qui provoqueront des ventes additionnelles et annuleront le besoin de réduire les effectifs.
La toute dernière chose à considérer est ce que les dirigeants semblent prêts à faire le plus naturellement en premier : la chasse aux coûts. Ceci signifie omettre des étapes, éliminer des fonctions qui créent réellement de la valeur perçue par le client et enlever des employés qui sont réellement nécessaires pour bien faire le travail avec les processus actuels. L'espoir, habituellement entretenu, est que le client ne s’en apercevra pas.
Ce dernier expédient est celui que je crains le plus, parce qu'il est susceptible d'être justifié au nom du « Lean ». Chaque récession semble produire une importante campagne de chasse aux coûts recommandée par les cabinets conseils traditionnels. Leur promesse principale est un retour sur investissement rapide, parfois même sur un seul trimestre, et la seule manière pratique de réaliser ceci est de licencier. J'espère vraiment que la récession de 2009 ne sera pas connue dans l'histoire comme la récession « Lean » et que chaque membre de la Communauté Lean prendra l’engagement d’éviter la chasse aux coûts dans son entreprise.
Pour éviter le besoin d’un plan de chasse aux coûts, j'espère que chaque entreprise Lean potentielle nommera quelqu'un avec la responsabilité de développer un « A3 de récession » qui passera soigneusement en revue la situation de fond. L'étape critique dans le processus A3 sera alors de développer un ensemble de contre-mesures qui pourront protéger l'entreprise et ses employés pendant l’actuelle récession tout en bâtissant les fondations de l’entreprise Lean pérenne de demain.
Jim WOMACK
Président et fondateur du Lean Enterprise Institute
Merci à François Leteux, A²C² SARL, pour cette traduction.
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Lettres archivées
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- 50. L'Important d'être Constant (11 février 2009)
- 49. Apprendre à manager (22 janvier 2009)
- 48. Si la vague est assez haute, tous les bateaux chavirent (31 décembre 2008)
- 47. Une Belle Bulle de Mega-Mura (13 novembre 2008)
- 46. Il faut être au moins deux pour faire A3 (7 octobre 2008)
- 45. Manager des contrats ou améliorer les flux de valeur ? (16 septembre 2008)
- 44. La Pire Forme de gaspillage (14 août 2008)
- 43. Passer le témoin de la résolution des problèmes d’une équipe Lean transversale aux managers opérationnels (17 juillet 2008)
- 42. Créer de la valeur ou jongler avec les actifs ? (1er mai 2008)
- 41. La Grosse Variation et l'Ecrémage (4 avril 2008)
- 40. Yokoten tout autour du monde (6 mars 2008)
- 39. Le Lien manquant (7 février 2008)
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- 37. Respecter les personnes (22 décembre 2007)
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- 33. Pourquoi Toyota a gagné et comment Toyota peut perdre (4 avril 2007)
- 32. Réflexions complémentaires sur la transformation Lean (16 janvier 2007)
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- 30. Des Outils lean au management Lean (21 novembre 2006)
- 29. Produit Intérieur Brut contre Gaspillage Intérieur Brut (23 octobre 2006)
- 27. La voie lean pour avancer chez Ford (19 septembre 2006)
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- 25. Mura, Muri, Muda ? (6 juillet 2006)
- 24. Projets, Processus, Personnes (12 juin 2006)
- 23. Moins de héros, plus de paysans (12 mai 2006)
- 22. Le Nouveau Lean Enterprise Institute (5 avril 2006)
- 21. Juste-à-temps, juste au cas où, et juste tout faux (22 janvier 2006)
- 20. Une Réelle Opportunité (7 novembre 2005)
- 19. Nécessaire mais pas suffisant (17 octobre 2005)
- 18. L'édition Lean et la parution de Lean Solutions (8 septembre 2005)
- 17. Consommer et distribuer : des solutions lean (16 août 2005)
- 16. La Vérité émerge des rêves de la fiction (31 mai 2005)
- 15. Le hic avec le travail créatif et le management créatif (10 mai 2005)
- 14. La spectaculaire diffusion de la pensée lean (11 avril 2005)
- 13. Consommer lean (7 mars 2005)
- 12. Un Leadership lean (3 février 2005)
- 11. L'Etat du lean en 2005 (12 janvier 2005)
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- 6. Mauvaises gens ou mauvais processus ?, 29 juillet 2004
- 5. Créer une stabilité élémentaire, 26 mai 2004
- 4. Soucis standardisés, 27 avril 2004
- 3. Les Merveilles des flux tirés et lissés, 30 mars 2004
- 2. Le "lean" au-delà des frontières de l'usine, 24 mars 2004
- 1. Ajouter des coûts ou créer de la valeur ?, 4 mars 2004
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