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La Lettre de Jim Womack en version française
Avec l'accord du Lean Enterprise Institute, nous vous proposons régulièrement la traduction en Français de la lettre de Jim Womack. Toute reproduction publique, même partielle, de cette traduction est soumise à autorisation. Les lettres archivées sont accessibles en bas de page.
La dernière lettre : La voie lean pour avancer chez Ford (19 septembre 2006)
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J'ai réfléchi sur les gros titres de la presse au sujet du dernier recul de Ford concernant sa campagne "Way Forward". Je crois utile de réfléchir à l'histoire de l'approche lean chez Ford depuis 100 ans. L'histoire offre des leçons utiles pour notre approche lean quotidienne ainsi que sur les choix de Ford.
L'histoire est claire. Henry Ford fut le premier à avoir une approche lean.C'est au processus de création de valeur qu'il s'est intéressé, plutôt qu'aux actifs ou à la firme. Et il fut le premier à bien visualiser le flux de valeur du début à la fin, de la conception au lancement et des matériaux au client. De plus, Ford a été le plus féroce ennemi du gaspillage, à l'exception peut-être de Taiichi Ohno de Toyota -- qui explique qu'il a beaucoup appris de la lecture des livres de Henry Ford.
Ford a insisté sans relâche sur le besoin d'analyser chaque étape de chaque processus pour voir s'il y a de la valeur créée et trouver une façon de l'améliorer. Sinon l'étape doit être supprimée. C'est la plus grande critique faite par Ford à Frederick Taylor et à l'organisation scientifique du travail : pourquoi, demandait Ford, Taylor était-il si obsédé à faire travailler les gens plus durement et plus efficacement pour effectuer des tâches qui n'étaient en fait pas nécessaires dès lors que le travail était organisé dans la bonne séquence ? Enfin, lorsque les étapes inutiles sont éliminées, il est temps d'organiser les autres en flux.
Dès 1914 à l'usine de Highland Park, Ford avait rassemblé la plupart des étapes de la fabrication de son produit -- le Modèle T -- dans un seul bâtiment et avait créé des flux presque continus pour bon nombre d'aspects des opérations, en utilisant des cellules de fabrication pour les composants en plus de la chaîne d'assemblage automatisée finale. Il avait même imaginé un système de pull très primitif, où des "chasseurs de pénurie" vérifiaient le niveau des inventaires à chaque point d'assemblage le long de la chaîne et faisaient passer l'information aux zones de fabrication. Cela accélérait les processus amonts qui avait pris du retard et faisait ralentir ceux qui étaient en avance.
Tout aussi remarquable, fut le fait que Ford a conçu son Modèle T en seulement trois mois dans une seule pièce avec un petit groupe d'ingénieurs sous sa supervision directe, ce qui a constitué sans aucun doute un modèle d'approche lean durant des décennies.
Puis tout cela s'est perdu. L'étendue du contrôle de Ford sur la gestion de Highland Park a été remarquablement large car il pouvait facilement se déplacer pour voir les conditions de travail de chaque processus, dans la conception, l'assemblage et la fabrication. Et il pouvait former une cohorte de managers pour voir ce qu'il voyait et éliminer plus de gaspillage. Pas besoin de mesure abstraite des performances.
Cependant comme l'entreprise se développait la méthode de management de Ford est devenue impraticable. Mais par quoi la remplacer ? Ford lui-même semble ne pas avoir eu de réponse, sauf relier chaque étape par des tapis roulants comme il a tenté de le faire au grand complexe Rouge achevé dans les années 1920. Durant les année 1930 l'ensemble de la Ford Motor Company était en un sens un seul processus lié. (Ohno, bien sûr, a réalisé que les longs tapis roulants dirigés de façon centralisée constituent en fait un système de push, pas de pull, mais ce fut bien plus tard). Cela voulait-il dire que dans l'esprit du
fondateur la firme n'avait besoin que d'un seul manager -- Ford lui-même -- alors qu'elle devenait la plus grande entreprise industrielle du monde ?
Quoi qu'il en soit, le système s'effondrait dans les années 1930 tandis que Ford tentait de produire plusieurs produits avec plusieurs options dans des marchés en perpétuelle évolution. Seules les impressionnantes réserves de liquidités conservées de l'époque du Modèle T ont permis à la firme de tenir jusqu'à l'arrivée de Henry Ford II en 1945.
Mais quel système de management doit-il imposer dans un tel chaos ? Henry Ford II a lu le classique de Peter Drucker de 1946, The Concept of the Corporation, qui défendait le système de General Motors, et a rapidement remodelé Ford à l'image de GM.
Quelle différence ! Henry Ford avait géré en pratiquant le terrain pour tout inspecter des processus de création de valeur. Les cadres de General Motors gèrent en analysant des abstractions financières. Par exemple utilisation des actifs (normalisés pour le volume des ventes), jours d'inventaires, coût des non-qualités, etc. Heures d'ingénierie disponibles pour la conception des produits. Les gestionnaires étaient ensuite récompensé pour atteindre des objectifs numériques en utilisant des méthodes développées par des équipes d'experts que les managers comprenaient rarement. Une bonne manière d'atteindre la plupart de ces objectifs quantitatifs est alors de produire en lots de fort volume pour obtenir un taux d'utilisation des actifs élevé combiné à un faible coût par étape isolée. Le processus de création de valeur de bout en bout -- qui aparaissait si clairement à Henry Ford -- fut petit à petit perdu de vue.
Bientôt les cadres de Ford, par l'utilisation des mesures financières développées par le tsar de la finance J. Edward Lundy, furent encore plus rigoureux dans l'analyse des performances de leur domaine de responsabilité que les cadres de GM eux-même. Robert McNamara et les Whiz Kids en étaient exemplaires. Et Ford a amélioré sa compétitivité comme clône de GM, gagnant durablement la place de second dans l'industrie automobile.
De plus, vers la fin des années 1940 Ford était l'une des trois firmes automobiles américaines à utiliser le même système de gestion dans la même ville avec le même syndicat. Avec des barrières à l'entrée élevées du fait des investissements nécessaires, une ère de stabilité remarquable s'est installée pour près de quarante ans, jusqu'au succès des usines japonaises transplantées aux États-Unis à la fin des années 1980.
Lorsqu'il est soudainement apparu à ce moment que les firmes japonaises leader -- Toyota, suivi de Honda -- mettaient en oeuvre un système de gestion différent, il fut très difficile pour Ford de répondre.
À la fin des années 1980, quand que Dan Jones, Dan Roos et moi avons écrit The Machine that Changed the World , nous avons montré que Ford avait appliqué un certain nombre de techniques lean dans ses opérations et améliorait sa productivité. Nous en avons conclu qu'au moins une firme américaine appliquait les principes lean avec de bons résultats.
Ce que nous ne pouvions pas rapporter, parce qu'il n'existait pas de façon de le mesurer, c'était l'état du système de gestion. Et là, pas grand chose n'avait changé. Les gestionnaires de Ford manipulaient toujours des abstractions et la conscience du terrain de la Ford Motor Company originelle était perdue. Pire, dans le développement des produits et les processus de gestion des fournisseurs, rien n'avait changé du tout.
Mais Ford allait encore avoir du succès dans son marché intérieur pendant 20 ans en développant de gros pickup et autres 4x4. Il s'agissait essentiellement de voitures destinées aux États-Unis, bien adaptées aux routes larges et à des prix de l'énergie bas. Elles pouvaient être talonnées seulement par Toyota et ses émules japonais dès lors qu'ils concevaient des véhicules spécifiquement pour les États-Unis et localisaient la production en Amérique du Nord.
En 1997 j'ai reçu un appel de Jac Nasser, qui venait juste de prendre la direction des opérations automobiles de Ford en Amérique du Nord, peu avant de devenir PDG. Il m'a dit très directement que la série de pickup F100 Explorer étaient les seuls produits sérieusement rentables de Ford et qu'il avait calculé avoir quatre ans pour devenir aussi efficace que Toyota. Sinon, les gros pickups et les 4x4 seraient copiés par les firmes à moindre coût et meilleure qualité et Ford serait en phase de déclin finale. "Donc, comment Ford peut-il devenir Toyota en quatre ans ?", m'a-t-il demandé.
Nous nous sommes assis pour discuter de ce que cela voulait dire -- changer du tout au tout le système de gestion des fournisseurs, de développement des produits, de la production, et ce que les managers ont à faire -- et il a rapidement conclu que ce serait trop compliqué. Il a donc changé la mesure de la performance des managers, licencié les managers qui réussissaient le moins d'après ces mesures, et exprimenté la vente de voitures sur le Web. On ne m'a pas demandé de revenir, et je n'en avais aucune envie.
Ford a en fait survécu cinq ans de plus que la date pronostiquée par Nasser - mais pas avec Nasser comme PDG - pour arriver à la crise actuelle. Mais mes recommandations au nouveau PDG de Ford Alan Mulally sont identiques : repenser complètement le système de gestion des fournisseurs, de développement des produits, de production avec une attention spéciale à la gestion des informations. (On peut encore apprendre beaucoup de la filiale de Ford Mazda, qui est devenu une efficace filleule de Toyota après une crise en 1973). Surtout, repenser radicalement ce que font les managers et comment ils le font de manière à retrouver la conscience du terrain qui a conduit Ford à la domination mondiale. En bref, Ford doit se réinventer une fois de plus, cette fois à l'image de la companie qui a originellement copié le modèle de Ford : Toyota.
De plus, il faut finir de repenser le contrat social pour que Ford devienne une firme normale (pas un oligopole) dans une ville normale (où le travail ne vient pas d'un seul fournisseur) qui évolue dans un marché global. Enfin, repenser la stratégie de la marque pour se débarrasser des gammes qui ne gagnent jamais d'argent -- Mercury, Jaguar, peut-être également Lincoln ? -- tout en se focalisant sur le reste des marques où il existe une vraie demande des consommateurs -- des véhicules sophistiqués, sans soucis, de toutes les gammes de prix. (Une clé : combler le grand écart entre la firme et le client pour fournir de la mobilité sans soucis sur une base continue à des utilisateurs-partenaires, plutôt que de vendre des voitures à des étrangers lors de transactions bien cernées.)
Qui sait si ceci est faisable dans le temps qui reste, mais c'est la voie lean pour avancer. Ce serait tragique que l'inventeur de l'approche lean s'effondre finalement faute d'avoir sû tirer les leçons lean de son meilleur élève.
Cordialement,
Jim WOMACK
Président et fondateur du Lean Enterprise Institute
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Lettres archivées
- La voie lean pour avancer chez Ford (19 septembre 2006)
- Penser de bout en bout (11 août 2006)
- Mura, Muri, Muda ? (6 juillet 2006)
- Projets, Processus, Personnes (12 juin 2006)
- Moins de héros, plus de paysans (12 mai 2006)
- Le Nouveau Lean Enterprise Institute (5 avril 2006)
- Juste-à-temps, juste au cas où, et juste tout faux (22 janvier 2006)
- Une Réelle Opportunité (7 novembre 2005)
- Nécessaire mais pas suffisant (17 octobre 2005)
- L’édition Lean et la parution de Lean Solutions (8 septembre 2005)
- Consommer et distribuer : des solutions lean (16 août 2005)
- La Vérité émerge des rêves de la fiction (31 mai 2005)
- Le hic avec le travail créatif et le management créatif (10 mai 2005)
- La spectaculaire diffusion de la pensée lean (11 avril 2005)
- Consommer lean (7 mars 2005)
- Un Leadership lean (3 février 2005)
- L'Etat du lean en 2005 (12 janvier 2005)
- Une Ballade dans l'histoire du lean (8 décembre 2004)
- Un Système d'information Lean (5 novembre 2004)
- En déconstruisant la Tour de Babel (8 octobre 2004)
- La Concurrence vaut-elle le lean ?, 5 septembre 2004
- Mauvaises gens ou mauvais processus ?, 29 juillet 2004
- Créer une stabilité élémentaire, 26 mai 2004
- Soucis standardisés, 27 avril 2004
- Les Merveilles des flux tirés et lissés, 30 mars 2004
- Le "lean" au-delà des frontières de l'usine, 24 mars 2004
- Ajouter des coûts ou créer de la valeur ?, 4 mars 2004
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