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La Lettre de Jim Womack en version française
Avec l'accord du Lean Enterprise Institute, nous vous proposons régulièrement la traduction en Français de la lettre de Jim Womack. Toute reproduction publique, même partielle, de cette traduction est soumise à autorisation. Les lettres archivées sont accessibles en bas de page.
Belle voiture, bon voyage (9 avril 2009)
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L’année 2008 marque le centième anniversaire de la sortie de la Ford modèle T. Ce fut réellement "la machine qui a changé le monde", même si le titre de notre livre de 1990, pouvait donner à penser autrement ! Près de 16 millions d'exemplaires ont été fabriqués sur une période de 19 années au fur et à mesure que le monde se motorisait.
A bien des égards, la Ford T marque le début de l’ère Lean. J'ai donc récemment décidé que je devais aller à Detroit pour apprendre à conduire une Modèle T. J'étais sûr de pouvoir y arriver -- mon père a appris à conduire sur cette voiture en 1918 alors qu’il avait seulement dix ans. Mais je suis néanmoins reconnaissant envers Don LaCombe et tous les gens du Musée Henry Ford et de Greenfield Village -- qui entretiennent une petite flotte de Ford T -- pour s’être occupé de mon éducation. Grâce à leur aide, je pense avoir réussi mon examen.
Permettez-moi de dire tout de suite que c'est une belle voiture : Haute et spacieuse comme un SUV, de superbes performances tout-terrain dans la boue, presque 12 litres au 100 kms d’essence à 60 d’indice d'octane (ce qui reviendrait bien moins cher si on pouvait en trouver aujourd'hui), une grande visibilité (bien qu’un pare-brise, des fenêtres et un toit seraient un plus de temps en temps) et facile à conduire après une seule leçon (démarrer le moteur avec la manivelle s’avéra être une autre affaire). La Ford T était une réussite technique extraordinairement sophistiquée en 1908, et je dis souvent -- à la grande irritation de mes amis de Detroit -- qu'il n'y a pas eu d’idée vraiment nouvelle dans l'industrie automobile depuis que la voiture de Ford a proposé un moyen de transport individuel fiable à un prix abordable pour tout le monde.
Ce qui est notable pour les penseurs Lean est que de nombreuses méthodes de développement produit que nous avons encore du mal à mettre en œuvre aujourd'hui ont été mises au point par Henry Ford et ses ingénieurs en concevant la Ford T en 1908. Plus particulièrement, une équipe de développement regroupée dans une seule pièce avec l’ingénieur en chef (une vraie Obeya Room !), qui travaille avec un calendrier serré (trois mois) à la conception d'un véhicule très modulaire, facile à monter et avec un accès simple à chaque composant pour l'entretien.
Tout aussi important, de nombreuses méthodes utilisées dans la production Lean ont été lancées entre le démarrage de la Ford T en 1908 et l'achèvement de l'usine Ford de Highland Park à Detroit, en 1914. L'équipe de Ford réussit à obtenir très régulièrement des composants interchangeables (pour la première fois dans une production grande série), des flux unitaires (par élément) en implantant de nombreuses technologies en Process séquentiels, des tâches standardisées et des temps de cycle précis et reproductibles, un système primitif de flux tirés pour les pièces approvisionnées et un flux de valeur focalisé et remarquablement horizontal pour l’ensemble du processus de production qui minimisait le temps de cycle total. L'innovation la plus visible pour le public -- la chaîne motorisée d'assemblage final -– n’a en fait été mise en place qu’en dernier -- à l'automne 1913 -– et cela n’a été possible que grâce aux innovations précédentes. Ainsi, la Ford T nous a tous aidé à démarrer le long voyage Lean.
Mais pourquoi le voyage a-t-il été si long ? Comment peut-on prendre un siècle pour adopter universellement quelques concepts si simples ? Pourquoi la société Ford elle-même a eu tant de mal à appliquer la logique complète des idées ébauchées en 1908 ? Et comment pouvons-nous aller plus vite ?
Je réfléchis à ces questions depuis bien longtemps et je n'ai pas toutes les réponses. Mais j'ai quand même fait quelques constats.
Déterminer la bonne destination avant de commencer le voyage : Lorsque se fait la prise de conscience de la durée d’une transformation Lean totale, j'ai souvent entendu l'expression "c'est un voyage et non pas une destination." Et cela m’énerve à chaque fois. Si nous n’attendons rien de notre mission de création d’une entreprise Lean mature, mais ne voulons que le plaisir d’appliquer des techniques Lean à des Process pris au hasard, alors prenons la première sortie et faisons autre chose.
En fait, la raison pour laquelle le voyage prend si longtemps pour de nombreuses organisations est qu'elles n'ont pas clairement défini quelle est leur bonne destination. Et plus particulièrement, elles ne font pas le lien entre la satisfaction des besoins technico-économiques de l'organisation -- le véritable objectif de toute amélioration des processus -- et la bonne séquence des mesures à prendre.
Par exemple, j'ai récemment assisté au lancement d'une semaine kaizen dans une grande entreprise. J'ai joué le rôle de l’anthropologue en regardant tranquillement depuis le fond de la salle. Une équipe de spécialistes de l’amélioration des Process sérieux et motivés plongeait tête baissée dans l'application d'un portefeuille complet d'outils Lean à un Process sans aucune discussion sur les bénéfices attendus pour le client ou pour l'entreprise. Je ne doute pas qu'ils seront en voyage pendant longtemps !
L’astuce fondamentale, comme je le comprends maintenant, est de choisir une destination initiale -- une amélioration de la performance des processus clés qui permettront à l’entreprise de prospérer en répondant aux besoins du client. Une fois que cette destination est atteinte, il est temps d’en choisir une autre, plus loin dans la voie vers la perfection, qui avantagera matériellement l’entreprise et ainsi de suite.
Cela suggère également quelque chose sur la nature même de la « perfection » : Puisque le but de chaque Process se modifie en permanence avec le changement des besoins des clients et de l’entreprise, la perfection est une cible plus mobile que fixe.
Le Management est plus important que les outils : Ford fut le pionnier d'un concept à bas coût pour les déplacements individuels et développa un ensemble d’outils Lean pour la conception et la production afin de concrétiser ce concept. Son problème fut de n’avoir jamais créé un système de management qui pouvait faire perdurer ses méthodes. Après son départ, un management orienté résultats a été mis en place pour remplacer l’approche management par processus du Ford des débuts. Et l'entreprise ne fait que revenir à ses racines en essayant d'embrasser à nouveau un management axé processus.
Je constate la même tendance dans de nombreuses organisations aujourd'hui. Beaucoup de bonnes techniques Lean rapportées à un système de management de production grande série, sans aucune prise de conscience qu’il ne peut pas y avoir de processus Lean durables sans management Lean.
Les bonnes choses prennent du temps : Quand j'ai commencé à visiter les entreprises engagées dans une transformation Lean dans les années 1980, il me semblait évident que la transformation pouvait être achevée très rapidement. Rétrospectivement, il est plutôt évident que je pouvais arriver à cette conclusion hâtive parce que je n'étais pas la personne à faire le gros du travail sur le Gemba ! Je comprends maintenant que mon estimation optimiste des cinq ans était loin de la réalité. Le défi est de faire des progrès réguliers avec des objectifs intermédiaires clairs (les destinations successives) qui peuvent réellement être atteints, donnant l’élan nécessaire à la progression suivante. Ainsi, une meilleure maxime serait « c’est un voyage, mais vers les bonnes destinations ».
Nous faisons réellement des progrès : Je suis maintenant assez vieux et j’ai observé les progrès de la pensée Lean assez longtemps pour que des indices clairs pour moi soient manqués par beaucoup de jeunes voyageurs moins expérimentés.
Par exemple, je me suis intéressé à Danaher Corporation lorsque cette entreprise a commencé à embrasser la pensée Lean il y a vingt ans. Le chemin n'a pas suivi une ligne droite pendant toute cette période et des observateurs ponctuels, ici et là dans le temps, auraient pu facilement en tirer de mauvaises conclusions. Mais l'entreprise a fait des progrès réguliers, grâce à une rigoureuse politique de déploiement pour décider sur de solides bases économiques quelle devait être la prochaine destination. Ce n'est pas un hasard si Danaher a été la société industrielle américaine qui a eu la réussite la plus constante depuis 30 ans.
Pour prendre un autre exemple, j'ai récemment visité Boeing pour vérifier sur place l'état d'avancement de la production Lean de la série 737, une famille d'avions assemblés dans le même hall à Renton, Washington, depuis 41 ans. Lorsque j'avais visité ce hall pour la première fois au début des années 1990, les avions étaient assemblés à poste fixe, les pièces manquantes étaient la norme et le temps total d’assemblage était supérieur à 30 jours. Aujourd'hui, une chaîne d’assemblage mobile emmène les avions depuis leur entrée jusqu’à la finition en seulement 8 jours. C’est une progression continue - en dépit des gros trous d’air pendant le voyage - qui donne beaucoup d’espoir en l'avenir.
Je vois ainsi une tendance des organisations à commencer par bricoler avec des outils Lean -- probablement sous la forme d'un « programme ». Elles obtiennent quelques résultats suivis par des reculs, suivis d'une prise de conscience que le management vient en premier et les outils en second. Cela conduit à un nouveau cycle de progrès et l'arrivée à une destination intermédiaire. Ensuite, une nouvelle équipe de direction relève le défi, peut-être après une pause ou même après une rechute, et l'entreprise repart vers une prochaine destination. Ce n'est pas joli à regarder et certainement pas très « efficient » pour faire le plus de progrès dans un minimum de temps. Mais c'est le progrès. Alors remercions l'humble Ford Modèle T à l’occasion de son siècle de nous avoir aidés à nous lancer sur ce chemin.
Jim WOMACK
Président et fondateur du Lean Enterprise Institute
P.S. Toyota s'en sort mieux que GM dans la crise actuelle, mais elle est confrontée à la même confusion sur son but. Jusqu'au milieu des années 90, le but clairement défini de Toyota était d'être la meilleure organisation au monde pour fournir à ses clients des produits soignés à la « valeur » durable et avec peu de défauts livrés dans chaque segment de marché. Le postulat était que la croissance suivrait tout naturellement et ce fut le cas. Mais ensuite ce but semble s'être décalé vers « devenir le plus grand constructeur automobile aussi vite que possible en ajoutant de la capacité partout », un but qui laisse les clients froids. Dans le même temps, certains concurrents, emmenés par Hyundai, ont comblé leur retard sur Toyota et chacun fait maintenant des hybrides alors que Toyota en était le leader historique. Un A3 sur la redéfinition du but de Toyota est surement ce que le nouveau Président Akio Toyoda a aussi bien besoin de faire. Ma réelle crainte est qu'il se concentre uniquement sur la réduction des coûts et la restructuration.
Merci à François Leteux, A²C² SARL, pour cette traduction.
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Lettres archivées
- 52. Redéfinir avant de restructurer (9 avril 2009)
- 51. Respectons la démarche scientifique, surtout en temps de crise (5 mars 2009)
- 50. L'Important d'être Constant (11 février 2009)
- 49. Apprendre à manager (22 janvier 2009)
- 48. Si la vague est assez haute, tous les bateaux chavirent (31 décembre 2008)
- 47. Une Belle Bulle de Mega-Mura (13 novembre 2008)
- 46. Il faut être au moins deux pour faire A3 (7 octobre 2008)
- 45. Manager des contrats ou améliorer les flux de valeur ? (16 septembre 2008)
- 44. La Pire Forme de gaspillage (14 août 2008)
- 43. Passer le témoin de la résolution des problèmes d’une équipe Lean transversale aux managers opérationnels (17 juillet 2008)
- 53. Belle voiture, bon voyage ! (6 juin 2008)
- 42. Créer de la valeur ou jongler avec les actifs ? (1er mai 2008)
- 41. La Grosse Variation et l'Ecrémage (4 avril 2008)
- 40. Yokoten tout autour du monde (6 mars 2008)
- 39. Le Lien manquant (7 février 2008)
- 38. Cadence (3 janvier 2008)
- 37. Respecter les personnes (22 décembre 2007)
- 36. Déjà dix ans ! (23 octobre 2007)
- 36. Un Kaizen de retouche (22 août 2007)
- 35. L'Epreuve de la durée (30 mai 2007)
- 34. Créer un système de soins lean (3 mai 2007)
- 33. Pourquoi Toyota a gagné et comment Toyota peut perdre (4 avril 2007)
- 32. Réflexions complémentaires sur la transformation Lean (16 janvier 2007)
- 31. Ce que j'ai appris sur la planification et l'exécution (14 décembre 2006)
- 30. Des Outils lean au management Lean (21 novembre 2006)
- 29. Produit Intérieur Brut contre Gaspillage Intérieur Brut (23 octobre 2006)
- 27. La voie lean pour avancer chez Ford (19 septembre 2006)
- 26. Penser de bout en bout (11 août 2006)
- 25. Mura, Muri, Muda ? (6 juillet 2006)
- 24. Projets, Processus, Personnes (12 juin 2006)
- 23. Moins de héros, plus de paysans (12 mai 2006)
- 22. Le Nouveau Lean Enterprise Institute (5 avril 2006)
- 21. Juste-à-temps, juste au cas où, et juste tout faux (22 janvier 2006)
- 20. Une Réelle Opportunité (7 novembre 2005)
- 19. Nécessaire mais pas suffisant (17 octobre 2005)
- 18. L'édition Lean et la parution de Lean Solutions (8 septembre 2005)
- 17. Consommer et distribuer : des solutions lean (16 août 2005)
- 16. La Vérité émerge des rêves de la fiction (31 mai 2005)
- 15. Le hic avec le travail créatif et le management créatif (10 mai 2005)
- 14. La spectaculaire diffusion de la pensée lean (11 avril 2005)
- 13. Consommer lean (7 mars 2005)
- 12. Un Leadership lean (3 février 2005)
- 11. L'Etat du lean en 2005 (12 janvier 2005)
- 10. Une Ballade dans l'histoire du lean (8 décembre 2004)
- 9. Un Système d'information Lean (5 novembre 2004)
- 8. En déconstruisant la Tour de Babel (8 octobre 2004)
- 7. La Concurrence vaut-elle le lean ?, 5 septembre 2004
- 6. Mauvaises gens ou mauvais processus ?, 29 juillet 2004
- 5. Créer une stabilité élémentaire, 26 mai 2004
- 4. Soucis standardisés, 27 avril 2004
- 3. Les Merveilles des flux tirés et lissés, 30 mars 2004
- 2. Le "lean" au-delà des frontières de l'usine, 24 mars 2004
- 1. Ajouter des coûts ou créer de la valeur ?, 4 mars 2004
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