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Editorial de Thomas Houy : "Lean et Recherche"
 | Thomas Houy a souhaité partager avec nous ses réflexions sur la place réservée au Lean Management dans la Recherche en Sciences Sociales. Un éditorial où il avance une hypothèse : "le lean conduit ceux qui l'étudient à une rupture analytique". |
Quelle place est réservée aux recherches sur le Lean Management dans les revues scientifiques françaises à comité de lecture ? Pour tenter d’apporter un élément de réponse à cette question, je me suis livré, en première approximation, à un exercice statistique : J’ai considéré les 28 revues françaises en Sciences de Gestion classées « A » « B » ou « C » en 2008 par le Conseil National des Universités pour la section 06 (Gestion). J’ai ensuite effectué une recherche avancée sur Google Scholar afin d’identifier parmi ces revues celles qui ont publié des articles intégrant le mot « lean » dans leur titre. Il en est sorti 5 articles, publiés par 4 revues.
Si la méthode ici proposée est imparfaite, elle vient confirmer une intuition acquise pendant mon parcours : la Recherche en Sciences de Gestion s’intéresse peu au Lean Management.
Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer le faible intérêt manifesté par les chercheurs français à l’endroit du Lean Management :
- Les difficultés initiales (pourtant légitimes et désormais passées) à dégager une définition consensuelle sur ce qu’est le Lean Management n’ont pas facilité l’émergence de ce sujet au plan académique ;
- L’hypothèse infondée selon laquelle le Lean Management serait réservé aux entreprises industrielles en charge d’une production de grandes séries a longtemps diminué l’objet de recherche ;
- La présence d’un benchmark aussi puissant que Toyota a créé une concentration des études de cas sur le constructeur automobile et réduit mécaniquement le nombre de recherches sur le « construit théorique » qui en est issu ;
- L’appropriation rapide du terme Lean par le monde du conseil a inscrit le Lean Management comme l’une des tendances managériales à l’égard desquelles la recherche reste toujours prudente ;
- L’hétérogénéité des pratiques de gestion Lean dans les entreprises françaises a longtemps rendu complexe la construction d’un corpus d’analyse propre sur lequel pourrait naitre des études empiriques approfondies ;
Pour ce qui me concerne, j’aimerai profiter de cet éditorial pour proposer une nouvelle hypothèse : le Lean Management contraint ceux qui l’étudient à une rupture analytique. Le Lean Management nous oblige à mener des raisonnements qui contreviennent à nos habitudes/réflexes de chercheurs.
Cette rupture provient de l’absence de compromis inscrite dans la plupart des principes Lean. Le modèle managérial Lean défend l’idée de transformation ininterrompue dans l’organisation. Cette dynamique incessante est fortement encadrée mais elle ne conduit pas l’entreprise vers un équilibre stable. Or, habituellement, pour parler en économiste, les actions managériales mises en œuvre dans les entreprises produisent des « effets opposés » dont la confrontation doit aboutir in fine à un équilibre. Ce n’est pas le cas ici, et c’est précisément ce qui peut être perçu comme inconfortable du point de vue de la recherche.
J’illustrerai cette proposition générale par 2 exemples :
- Le principe d’Amélioration Continue renvoie les collaborateurs d’une entreprise Lean vers une recherche permanente des causes de dysfonctionnements. Cette recherche outillée nécessite de facto un temps de recherche dont le coût pour l’organisation devrait, dans le cadre d’un raisonnement classique, être mis en perspective avec les gains imputables à la résolution des problèmes. Le Lean Management ne refuse pas cette comparaison « coûts-bénéfices ». Il établit simplement que la recherche des causes racines des dysfonctionnements produit des effets dont le résultat est toujours strictement supérieur aux coûts des démarches mises en œuvre pour les traiter. Cette supériorité des bénéfices sur les coûts est imputable à l’interdépendance des problèmes entre eux et à l’expertise acquise par les collaborateurs dans la résolution de problème, ce qui permet à la fonction de « coût de recherche des problèmes » d’être décroissante à mesure que les problèmes sont traités.
- Le principe de réduction permanente des stocks de sécurité pourrait également apparaitre inapproprié ou abusif pour les entreprises qui souhaitent se protéger totalement contre une variation imprévue de la demande. Une entreprise qui se sépare progressivement de ses stocks de sécurité pourrait en effet être confrontée à des situations où sa production serait prise en défaut par la demande. Le Lean Management ne le nie pas. Il pondère simplement autrement les effets négatifs associés à la présence de stocks de sécurité surdimensionnés dans l’organisation : Les dysfonctionnements dans l’organisation deviennent invisibles et l’incitation à l’amélioration des processus de production est limitée par la présence d’une sécurité qui a pour effet de rendre faussement indolore l’absence d’engagement dans la dynamique d’amélioration continue.
Finalement, le Lean ne rejette pas l’existence d’ « effets opposés ». Il identifie simplement des variables supplémentaires qui établissent la supériorité stricte d’un effet sur un autre, ce qui ne conduit pas l’entreprise vers un équilibre mais vers une « solution en coin », celle des dynamiques ininterrompues.
Malheureusement, l’absence d’équilibre caractéristique du Lean Mangement vient conforter l’image de « dogme » ou de paradigme « hors sol » souvent attribuée au Lean Mangement. Elle peut suffire à certains pour se détourner d’un sujet. Je pense tout le contraire : Elle est de mon point de vue une raison suffisante qui doit nous amener à porter davantage d’attention à ce sujet de recherche a part entière. L’inscription du Lean management comme objet de recherche sera facilitée par notre compréhension collective des effets économiques sur lesquels repose la pertinence des principes du Lean.
Thomas Houy
Thomas Houy est Maître de Conférences en Management à Télécom ParisTech et membre actif du Projet Lean Entreprise.
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